[ The Sokal Affair | Searching | Background Material | Guestbook | Recent Additions ]

[ Top : Articles : "Affaire Sokal" : Other Articles ]


Affaire Sokal

Basarab Nicolescu

AU DELÀ DES DEUX EXTRÉMISMES

L'affaire Sokal a le mérite de faire pleine lumière sur un phénomène de plus en plus présent dans la culture contemporaine, celui de l'absolutisation du relatif. Cette attitude extrémiste se pare de l'honorabilité du langage des sciences exactes par un détournement abusif et mutilant. Détaché de son contexte, ce langage est manipulé pour dire n'importe quoi et "démontrer" ainsi que tout se vaut. La première victime de cette déconstruction est la science exacte elle-même qui se trouve reléguée au statut d'une construction sociale parmi d'autres, la contrainte de la vérification expérimentale étant mise entre parenthèses. Il n'est donc pas étonnant qu'en quelques mois Alan Sokal est devenu le héros d'une communauté qui ressent une contradiction flagrante entre sa pratique de tous les jours et sa représentation sociale et culturelle.

Mais, paradoxalement, l'affaire Sokal sert de révélateur d'une deuxième attitude extrémiste, image en miroir de la première et qui est présente dans le propre camp de Sokal. En effet, la position de Sokal a reçu un appui de poids - celui du prix Nobel de physique Steven Weinberg, par un long article publié dans New York Review of Books du 8 août 1996. L'article de Weinberg a déclenché une foule de réactions dans la presse américaine et sur l'Internet à tel point que l'affaire Sokal est bel et bien en train de devenir l'affaire Sokal - Weinberg.

"L'abîme d'incompréhension entre les scientifiques et les autres intellectuels est au moins aussi profond que du temps de C.P. Snow, il y a trois décennies" - affirme d'emblée Steven Weinberg. Quelle est la cause de cet "abîme d'incompréhension"? Selon Weinberg, une des conditions essentielles de la naissance de la science moderne a été la coupure entre le monde de la physique et le monde de la culture. Par conséquent, l'interaction ultérieure entre science et culture serait tout simplement nuisible. Du coup, Weinberg balaie d'un revers de main, comme inférences non valables, les considérations philosophiques faites par les pères-fondateurs de la mécanique quantique.

Les arguments de Weinberg peuvent surprendre, comme le relent du scientisme d'un autre siècle : l'invocation du bon sens pour clamer la réalité des lois physiques, la découverte par la physique du monde "tel qu'il est", la correspondance biunivoque entre les lois de la physique et la "réalité objective", l'hégémonie sur le plan intellectuel de la science naturelle ("parce que nous avons une idée claire de ce que signifie "faux" et "vrai" pour une théorie donnée..."). Mais Weinberg n'est certainement ni scientiste, ni positiviste, ni mécaniste. Un des physiciens les plus brillants de ce siècle, il est à la fois homme de solide culture. Il convient donc d'étudier avec soin le bien-fondé de ses arguments.

L'idée centrale de Weinberg, martelée sans cesse, comme un mantra, dans ses écrits, est celle de l'existence des lois impersonnelles découvertes par la physique. Lois impersonnelles et éternelles qui garantissent "le progrès objectif" de la science et qui expliquent l'abîme infranchissable entre science et culture. La tonalité de l'argumentation est ouvertement prophétique, au nom d'une étrange religion sans Dieu. On est presque tenté de croire à l'Immaculée Conception de la science. On comprend ainsi que pour Weinberg le véritable enjeu de l'affaire Sokal est le statut de la vérité et non pas celui de la validité. La vérité, par définition, ne peut pas dépendre de l'environnement social du scientifique. La science est détentrice de la vérité et, à ce titre, sa coupure avec la culture est totale et définitive. Weinberg affirme sans ambages que, pour la culture ou la philosophie, la différence entre la mécanique quantique et la mécanique classique ou entre la théorie de la gravitation d'Einstein et celle de Newton est insignifiante. Le mépris avec lequel Weinberg traite la notion d'herméneutique apparaît donc comme tout à fait naturel.

La conclusion de Weinberg tombe comme un couperet : "Les découvertes de la physique pourront être reliées à la philosophie et à la culture quand nous connaîtrons l'origine de l'univers ou les lois finales de la nature". Autant dire jamais !

De toute évidence on pourrait trouver de multiples arguments pour mettre sérieusement en doute les affirmations de Weinberg et de ceux, nombreux, qui pensent comme lui, tout comme Sokal a trouvé les arguments appropriés pour montrer la faiblesse des tenants du relativisme radical. Mais, à mon sens, cette démarche n'a pas d'intérêt car, si on persiste sur cette voie, l'affaire Sokal - Weinberg menace de nous enliser dans une polémique sans fin, où la simplification caricaturale de la position adverse et même les insultes (combien de fois le mot "imposture" a déjà été employé?) vont s'amplifier. Les deux positions extrémistes illustrées jusqu'à présent ont eu le grand mérite de mettre sur la place publique un problème capital - celui du statut de la vérité - et de nous montrer les conséquences, y compris sur le plan politique, de ce problème.

Il s'agit maintenant d'aller au delà des deux extrémismes en présence, germes de nouvelles formes de totalitarisme. L'affaire Sokal - Weinberg présente une formidable opportunité de reformuler, sur une base nouvelle et rigoureuse, non seulement les conditions du dialogue entre sciences exactes et sciences humaines, mais aussi celles du dialogue entre science et culture, science et société, science et spiritualité.

Au fond, la source de la polémique violente déclenchée par l'affaire Sokal - Weinberg est la confusion redoutable entre outils et conditions du dialogue. Sokal et Weinberg ont raison de dénoncer la migration anarchique des concepts des sciences exactes vers les sciences humaines qui ne peut mener qu'à un faux-semblant de rigueur et de validité. D'autre part, les relativistes modérés ont raison de dénoncer le désir de certains scientifiques d'interdire tout dialogue entre science et culture. En fait, Weinberg fait exactement la même confusion que ses contradicteurs. Pourquoi se déclare-t-il "contre la philosophie" (titre d'un des chapitres de son livre Dreams of a Final Theory, Pantheon Books, 1992)? Tout simplement parce qu'il reproche aux outils de la philosophie de ne pas être productifs dans la création scientifique.

Si dialogue il y a entre les différentes disciplines, il ne peut pas être fondé sur les concepts d'une discipline ou d'une autre, mais sur ce qu'il y a en commun entre toutes ces disciplines : le sujet lui-même. Un sujet qui, dans son interaction avec l'objet, se refuse à toute formalisation et qui garde pour toujours sa part de mystère irréductible. Un sujet qui, tout au long de ce siècle qui s'achève, a été considéré comme un objet : objet d'expériences, objet d'idéologies qui se proclamaient scientifiques, objet d'études "scientifiques" destinées à le disséquer, à le formaliser et à le manipuler, révélant du même coup un processus autodestructeur par la lutte acharnée et irrationnelle de l'être humain contre lui-même. En fin de compte, c'est à la résurrection du sujet que nous convie l'affaire Sokal - Weinberg - quête véritablement transdisciplinaire et de longue haleine d'un nouvel art de penser et de vivre.

Basarab Nicolescu est physicien théoricien au CNRS et directeur de la collection Transdisciplinarité aux Editions du Rocher.


[ The Sokal Affair | Searching | Background Material | Guestbook | The Top of this Article ]

visited at 13:47:54 Thursday, August 07, 1997
using from .