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"Avant de faire parler les faits, il convient en effet de reconnaitre les conditions de sens qui nous les donnent pour tels." J. Lacan, "Propos sur la causalite psychique" Il est amusant de constater comment, au nom d'une certaine theorie de la science, des scientifiques se voulant redresseurs de torts denoncent un certain jargon importe dans leur discipline en n'echappant pas eux-memes a la pratique de l'amalgame. Dans ce que visent Sokal et Bricmont, nous ne savons pas en effet s'il s'agit de l' usage des notions philosophiques par certains de leurs collegues ou de ce s notions elles-memes, ni s'ils s'en prennent a un mauvais usage chez l eurs collegues des travaux de certai ns auteurs non scientifiques ou a ces auteurs eux-memes, non plus s'il s'agit du mesusage a leurs yeux de concepts et notions mathematiques et physiques par des philosophes, linguistes, psychanalystes, etc., ou bien s'ils ne tolerent pas qu'existent des d isciplines usant de divers langages, et developpees suivant une raison autre que scientifique. Ce faisant, ils posent la question de la responsabilite, tant de ceux qui ecrivent, vis-a-vis de ce qu'ils publient que de ceux qui les editen t quant a la reprise et au developpement de leur discours par leurs lec teurs. Cette responsabilite est d'autant p lus necessaire quand, comme Lacan, on se veut chef d'ecole (Ecole fre udienne de Paris) ou, comme Sokal et Bricmont, on se pose comme re-initia teur, car le debat n'est pas nouveau qui vise a denoncer "la paresse et l'imposture intellectuelle". Exemples a l'appui, ce debat concerne en particulier le destin public du discours de Lacan et de son enseignement : en dehors de ses ecrits specifies comme tels ce dernier fut oral, c'est-a-dire qu'il est l'objet d'une perte dans ses transcriptions. L'ecrit n'y est pas a la meme place selon qu'il s'agisse des Ecrits par exemple ou du seminaire oral, et cet ensemble differe des ecrits de mathematiques ou de physique theorique, car le style y est determinant, au point que les mechantes langue, le disent illisible. Concernant l'ecriture de Lacan, deux remarques, l'une externe et l'autre interne, meritent attention. Exterieurement, Lacan a provoque un certain nombre d'ecrits (jusqu'a ceux de Sokal et Bricmont) qui ne le renvoient pas dans la masse indifferenciee, il en provoque encore. Interieurement, son enseignement se developpant, il a fait jouer au fil de sa parole diverses references de mathematique, de logique, de philosophie, de linguistique, d'histoire, d'ethnologie... suscitant presque a tout coup la replique qu'il se trompait. Alors ou est l'abus ? Il faut assurement discuter avec ceux qui nous censurent au nom d'une certaine theorie de l'erreur et de la tromperie, et qui nous designent comme faussaires(1). La psychanalyse seule reconnait au sujet qui parle la responsabilite de sa parole et de ses consequences imprevisibles lorsqu'il decide de s'adresser au psychanalyste. En cela il y a quelque chose de terrorisant dans la pratique de l'analyse : ceci n'echappe pas a ceux qui n'en veulent pas et, pour eux-memes, ils ont raison. Mais la grimace parodique reussit-elle plus , comme elle y tend, a degouter les autres qu'a faire plaindre celui qui ne peut venir sur cette scene que par la figure du clown ? nee vers la psychanalyse : elle est l'oeuvre d'analysants au sens large qui courent le risque de se prononcer dans le discours de l'analyse, avec la responsabilite que cela comporte ; elle appartient au scientificus, elle produit la science et le savoir. Et une face tournee vers le public, temoignant de ce qui s'elabore dans ce discours pour ceux qui veulent l'entendre : elle appartient au scientalis, domaine par avance propre a la science (2). Deux modes de lecture et deux fonctions de sa pratique. Alors, en quel sens l'apostrophe de nos censeurs est-elle scientifique ? Lacan s'adresse a quiconque veut savoir ce que dit le discours de l'analyse et il avance egalement que son style repond a la necessite de son objet. Il nous met sur la piste du type de lecture imposee par l'inconscient. Nous conseillons de lire aussi bien Freud que Lacan en commencant par n'importe quel bout, mais jamais seul. Il suffit de trouver quelqu'un a qui en parler, mais pas forcement un psychanalyste patente. Mieux vaut correctement choisir son interlocuteur, si l'on veut que cela mene a quelque chose, car avec certains c'est, comme la cure, sans issue. Ce tiers s'ave re imperatif pour ne pas delirer sur la psychanalyse comme avec quelque conception du monde. Ce faisant, le discours de Lacan est dans un mouvemen t non totalitaire qui a sa logique i nterne, et dont aucun fragment ne peut etre detache et utilise comm e representatif du mouvement meme et du discours dans son ensemble. Le lire, c'est aussi jouer le jeu avec lui pour que le commentaire critique so it scientifique (scientificus). * Il y a donc lieu de revenir sur celui qui parle, qui ecrit et qui publie de la psychanalyse. Lacan oppose, des 1946, la causalite de la folie a la causalite psychique. La folie est meconnaissance, c'est la politique de la belle ame decrite par Hegel, qui consiste a reprocher aux autres les troubles du monde, dont l'on est le centre, l'instigateur meme. Quand J. Bricmont reprend la position de Lacan refusant la fonction analogique des mathematiques et de la topologie, il ecrit: "...8Awether it is an analogy, Lacan denies it." (3) Quelle place de savoir occupe-t-il qui le conduit a meconnaitre la question du Reel alors en jeu ? D'ou lui vient l'usage de ce verbe "to deny", que signifie-t-il au juste : negation, denegation, dementi...? Est-on alors dans la causalite psychique ou dans la causalite de la folie ? Force est de reconnaitre qu'il y a, au titre du savoir, une folie tres repandue, ne serait-ce que celle de la purete ! Ceci pour rappeler a chacun la part qu'il prend dans l'evenement qui l'offusque. La decision a proprement parler du psychanalysant qui s'adresse au psychanalyste est des lors de cesser d'etre fou. C'est-a-dire de s'accepter sujet dans les troubles psychiques qui sont manA6uvres du langage et non de vouloir s'en defaire dans une langue codee, normee, normalisee, et epuree de tout lapsus et acte manque. Rien de vrai dans ce qui se decouvre de nouveau, qui ne passe par cette autre raison, ayant apparence de deraison pour la raison commune, elle, plus proche du delire. Nous voyons donc tres bien a quoi tient cette folie. C'est la pretention d'un reste de philosophie retrogradee a la cybernetique ; qu'on l'appelle analytique en dit long sur la confusion d'une epoque. Les gestionnaires d'une civilisation dite occidentale de cultiver l'occire voudraient voir disparaitre les troubles du langage en les rejetant dans la pathologie par opposition au langage code, veritable langue de bois. Pas etonnant que dans le cadre d'une telle gestion - gerer veut dire aujourd'hui digerer ce qui est troublant, ne plus rien se faire conter, que l'on ne croie plus a la productivit e du trouble et de l'emerveillement de la revelation profane, plus de desir, que seule compte la regulation, par la concurrence de pref erence - cette gestion, disons-nous, produit la morosite, voire le discredit, le manque de confiance. Comment voulez-vous faire confiance en effet a des discours aussi irrealistes que ceux de la soi-disant Realpolitik d'aujourd'hui ? Le desir prend plus qu'on n'en croit etre maitre. Ne pas tolerer les manquements, les derives, refuser toute erre, toute poesie - et l'on sait que Lacan tenait aussi le discours analytique comme poetique - c'est non seulement produire le discredit du discours, mais s'en faire l'apotre. De qui se moque-t-on, alors qu'il n'y a qu'a lire le drame qui se deroule dans la science a l'occasion de chaque decouverte veritable? La vie de Mayer, de G. Cantor, de B. Russell et de tant d'autres est la pour en temoigner. Le drame provoque par l'analyse est aussi exemplaire. N'en deplaise a Sokal et Bricmont, tout analyste peut faire etat de decouvertes tant logiques et mathematiques qu'autres. Elles ne sont pas de recherche experimentale, pas scientifiques en ce sens d'une rationalite invoquee par ces censeurs, mais elles sont rationnelles et sans relativisme dans le champ freudien, grace a cet exercice deroutant, voire effrayant, du langage, de la parole, de la lecture et de l'ecriture qui s'appelle psychanalyse.Il y a une logique propre a rendre compte de la structure du langage, et par consequent de l'existence de l'inconscient. Il y a des travaux de logique formelle montrant comment est productive la proposition de Lacan de se referer aux nombres complexes (4). L'un d'entre nous demontre, dans une publication savante (5), en mathematiques, comment l'approche par Lacan des ronds entrelaces et emmeles, dans les dernieres annees de son seminaire, etait porteuse, contre l'avis de la majorite de ses proches et de ses auditeurs d'alors, d'une theorie du noeud et des chaines. Theorie dont personne de ceux qui sont domines par la phenomenologie ou la philosophie analytique n'avait eu le soupcon. Avis aux philosophes et aux historiens des sciences, nous en appelons a J. Cavailles, A. Lautman, J.-T. Desanti, H. Sinaceur, qui nous paraissent competents en la matiere, plus que beaucoup d'autres. La difference, en ce qui concerne le produit d'un discours, qu'il soit structure comme un delire ou qu'il paraisse plus plausible, tient dans le choix reitere par le sujet de l'interlocuteur qu'il a trouve et dans la responsabilite que, de ce fait, il prend et assume jusque dans toutes les issues qu'il decouvre. Cela veut dire qu'il faut laisser deconner ceux qui ne sont pas fous : les autres ont deja a repondre a leur contrainte. C'est l'affaire de la societe de se defendre contre ce qu'elle produit de folie. Que la societe soit mal faite, c'est aussi du fait de ses membres, lorsqu'ils sont incapables de se reconnaitre dans ce qu'ils sont et produisent. Vouloir reformer sans s'interroger sur la causalite psychique, sans tenir compte de ce que nous pouvons savoir et dire dans les termes de ce savoir, c'est jouer a l'apprenti sorcier. Que cette difference entre folie et causalite psychique ne soit pas dite fait qu'elle est imposee d'abord par les violences qui vouent le delirant a se terrer, meme au sein de sa famille, ou en retour a faire violence dans les rues. Psychanalystes, nous connaissons la difficulte de la rencontre avec la Loi, nous avons fait l'experience de tels passages de folie. Le savoir nous impose la responsabilite de dire et de repeter, pour que ca se sache, que meme le delire le plus sombre n'est le lieu du malheur que pour ceux qui sont loin de ne pas s'y sentir engages par l'adresse qu'ils lui donnent. "Car si d'avoir reconnu cette distance inquantifiable de l'imago et ce tranchant infime de la liberte comme decisifs de la folie, ne suffit pas en core a nous permettre de la guerir, le temps n'est peut-etre pas loin ou ce nous permettra de la provoquer. Car si rien ne peut nous garantir de ne pas nous perdre dans un mouvement libre vers le vrai, il suffit d'un coup de pouce pour nous assurer de changer le vrai en folie. Alors nous serons passes du domaine de la causalite metaphysique dont on peut se moquer, a celui de la technique scientifique qui ne prete pas a rire. "(Lacan, Ecrits, p.192.) Alors, chevaliers blancs, encore un effort! Jean-Michel Vappereau. 5 Rue de l'Abbe Carton 75014 Paris. Tel.0140448573 Serge Hajlblum. 21 Rue du Vieux Colombier. 75006 Paris. Tel 0145492647 Rene Lew. 14 Rue Chomel 75007 Paris. Tel. 0145488704. Psychanalystes. 4-15 fevrier 1997 1 J. Bricmont, in "Postmodernism and its problems with science", parle de "fraudulent works". 2 La difference scientificus/scientalis est la solution de Boece a un probleme de traduction des Seconds Analytiques d'Aristote. 3 J. Bricmont, op.cit. 4 "Theses sur le ruisseau ardent", Cahiers de lectures freudiennes 13, Lysimaque, 1988, Paris pp. 113-131. 5 J.-M. Vappereau, "D'une autre orientation dans les chaines et noeuds et la definition du nombre de noeuds", Cahiers de topologie et de geometrie differentielle categorique, nB0 XXXVI, pp. 153-191, Amiens 1995.